retour

PAUL-JACQUES BONZON

 

  

Paul-Jacques Bonzon

Mon Vercors en feu

Étude comparative des deux versions (1957 et 1975)

par Cédric ALLEGRET avec la collaboration de Serge SOHIER

© mars 2008

 

 

 

            Dans son article publié dans la revue « Etudes drômoises » n°24, en décembre 2005, Annie Friche aidée par Marcel Couriol, évoquait l’existence de deux versions de « Mon Vercors en feu ». L’une écrite en 1947 et publiée au 2e trimestre 1957 chez Sudel, l’autre en 1975 chez Hachette. Très bien documenté, cet article nous mettait l’eau à la bouche mais nous laissait aussi un peu sur notre faim. Ayant pu acquérir l’édition originale de « Mon Vercors en feu », nous avons ainsi pu réaliser une étude comparative des deux éditions, que nous vous présentons ici dans sa totalité.

 

LE VERCORS ET SON HISTOIRE :

 

Massif des Préalpes françaises du Nord, à cheval entre l’Isère et la Drôme, ce plateau calcaire a pour point culminant le Grand Veymont (2341 mètres). On l’appelle aussi le massif des Quatre Montagnes.

Le Vercors est connu pour la verticalité de ses gorges et sa fameuse Route des Grands Goulets. La forêt est très présente et faisait vivre de nombreuses familles dans les métiers du bois. Un temps, la cueillette de plantes médicinales y fut autorisée : arnica, edelweiss, génépi, gentiane, millepertuis.

            Au XVIIIe siècle déjà, le célèbre brigand (ou héros ?) Mandrin y avait des caches où il se savait en sécurité des régiments du Roi à sa poursuite.

            Les prémices de la Révolution Française commencèrent à Grenoble avec la « Journée des tuiles » et au château de Vizille où les états du Dauphiné réclamèrent la convocation des Etats Généraux.

            C’est donc dans cette région rebelle et cette citadelle naturelle, véritable forteresse, que se réfugient les Résistants durant la seconde guerre mondiale. Parmi eux, un certain Henri Grouès, qui prendra le nom d’Abbé Pierre et qui, toute sa vie durant, continuera le combat contre les injustices.

            Jean Bruller, résistant et auteur du « Silence de la mer » (1942) prendra le pseudonyme de Vercors.

            Organisé en territoire libéré, le Vercors sera le théâtre d’un combat de 3500 maquisards contre les troupes allemandes. En juillet 1944, le village martyr de Vassieux-en-Vercors sera incendié par les Allemands, venus en planeurs, et ses habitants massacrés. Un monument à la mémoire de ses 76 habitants y est érigé.

            Ce sont la seconde guerre mondiale et ses tragiques événements qui donneront son unité et sa charge symbolique au Massif du Vercors.

 

 

BONZON ET LE VERCORS :

 

Instituteur à Chabeuil (Drôme), de 1939 à 1947, Paul-Jacques Bonzon connaît donc bien la région. Agé de 31 ans quand éclate la guerre, il vit au cœur même de ces événements historiques, en tant que contemporain géographique. Annie Friche précise dans son article : « On dit d’ailleurs que son premier auditoire fut de jeunes enfants juifs séparés de leur famille pendant la guerre ». Il est utile de noter que, paradoxalement, sa ville natale Sainte-Marie-du-Mont est située à quelques kilomètres des plages du débarquement, précisément celui d’Utah Beach. Où que le portent ses pensées, Manche ou Drôme, la guerre est omniprésente. C’est dans ce contexte qu’il rédige « Mon Vercors en feu », en 1947 d’après Annie Friche. Il ne sera publié que dix ans plus tard pour des raisons que l’on ignore. Manque de papier ? Refus des éditeurs ? Hésitation de l’auteur ? Les publications pour la jeunesse sont pourtant en plein essor…

 

 

MON VERCORS EN FEU (INTRIGUE) :

 

            Le roman de Paul-Jacques Bonzon se déroule à Combe-Froide, un petit village du Vercors. Le cadre est présenté de manière bucolique, un lieu où l’on cueille des gentianes. Luc Chastagnier, un garçon de 14-15 ans dont le père est boulanger, souffre d’un handicap à la jambe qui le fait boiter. Luc rencontre Violette, une petite fille un peu plus jeune que lui, dont les parents ont fui la guerre en voiture. Orpheline de mère, elle est « adoptée » par les parents de Luc qui prendront soin d’elle jusqu’à la Libération. Avec la guerre arrivent l’occupation allemande, les parachutages alliés, l’exécution du père de Luc et la Résistance dans laquelle il s’engagera malgré son jeune age. Luc verra sa vie de garçon bouleversée et devra faire des choix qui décideront de sa future vie d’homme.

   



Illustration Igor Arnstam

 

RESSEMBLANCES ENTRE LES DEUX VERSIONS :

 

            Nous ne nous attarderons pas sur les ressemblances entre les deux versions de cette histoire. Elles constituent le squelette, la trame sur laquelle s’appuie la dramaturgie. Le narrateur raconte à la première personne du singulier son enfance sur laquelle il se penche, désormais devenu adulte.

 

Dans un cadre historique particulier (la deuxième guerre mondiale), un cadre géographique particulier (le Vercors), se rencontrent deux enfants (Luc et Violette). Avec leurs blessures respectives (Luc est boiteux, Violette traumatisée par les bombardements), ils perdront chacun un être cher (Luc son père, Violette sa mère) et devront s’engager dans la forêt du Vercors (Luc dans la Résistance, Violette en se perdant). Sur les cendres de leur enfance (villages incendiés), ils construiront leurs vies d’adultes (couple).

   



Illustration Igor Arnstam

 

DISSEMBLANCES ENTRE LES DEUX VERSIONS :

                  Comme il l’a fait pour « La Disparue de Montélimar » (publié au 3e trimestre 1957), Paul-Jacques Bonzon réécrit son histoire. Il est intéressant à cet égard de noter que cette histoire se passait déjà dans la même région, qu’il y était question d’une petite fille orpheline de mère suite à des bombardements durant la guerre et dont le frère fuguait de la ville de Troyes dans un camion.

 

                  Du point de vue de la construction, seuls les épisodes de la disparition de Violette et de l’évasion de Luc ont été modifiés. Dans la première version, Violette disparaît après l’évasion, seul, et le retour de Luc à Combe-Froide. Dans la seconde version, Luc qui s’est évadé grâce à l’aide de Muller ne retrouve pas Violette à son retour. Auparavant, Violette lui avait fait part d’un « pressentiment » que n’aurait pas renié Mady des Six Compagnons…

 

                  Vingt-huit ans (1947-1975) séparent les deux versions de « Mon Vercors en feu ». L’échelle d’une génération. Une génération qui a connu les événements douloureux de la guerre et qui, avec le recul historique et humain, peut porter un autre regard sur le passé. Mais aussi une autre génération, celle des petits-enfants, qui n’a connu la guerre que dans les livres et de la bouche de ses aïeux.

 



Illustration Igor Arnstam

Une nouvelle conception de l’ennemi

 

                  Le vocabulaire qui qualifie l’ennemi varie d’une version à l’autre. On passe de l’ « Allemagne » et des « Allemands » à « Hitler » et aux « nazis ». Le grand ennemi de la première guerre mondiale, jadis assimilé à une nation et à son peuple, est désormais réduit à une armée et à ses soldats. En introduisant dans sa deuxième version le personnage de Muller, Paul-Jacques Bonzon donne à l’ennemi un visage, multiple et humanisé. Il démontre qu’il y a toujours des hommes d’exception et de bien, quel que soit le camp dans lequel on se trouve. L’occupant, qui concentrait à lui seul toutes les tares dans la première version, ne se livre plus à l’excès d’alcool, de tabac ou de nourriture. Il est aussi fait allusion aux allemands qui s’opposent à Hitler.

 

Une atténuation de la violence

 

                  La violence de la guerre est atténuée dans la deuxième version. On ne retrouve plus de mutilés, morts ou cadavres à enterrer à la sauvette. Luc n’est plus confronté directement à la violence, au sang et à la mort, excepté celle de son père. On notera que les exactions de l’occupant, sauf celles de Vassieux, ne sont pas décrites : le père de Luc n’est pas frappé avant d’être exécuté, sa famille n’est pas menacée du peloton, Luc n’est pas torturé et, d’une manière générale, les femmes et les enfants sont épargnés. La violence psychologique ou verbale est plus discrète. Ainsi, l’officier nazi qui s’adresse au père de Luc ne le tutoie plus mais le vouvoie.

   



Illustration Igor Arnstam

Une adaptation au lectorat de l’après-guerre

 

                  Même si les principaux événements historiques sont toujours cités (Débarquement du 6 juin 1944, massacre de Vassieux…), l’auteur adapte son histoire en fonction de l’évolution de la société française et de l’Histoire telle qu’elle est connue et enseignée à cette époque. La Résistance joue toujours un grand rôle mais elle n’est pas glorifiée aveuglément. On sait désormais que, durant cette époque trouble, tout le monde n’a pas été résistant et que certains l’ont même été « de la dernière heure ». Adrien Meffre est clairement présenté comme un collaborateur qui se livre au marché noir et dénonce les gens de son village, alors que dans la première version, il était simplement qualifié de « prévoyant » quant à ses achats de marchandises. Même s’il est fusillé à l’épuration, on n’évoque pas de lynchage.

                  Dans la version de 1975, la parole se libère et l’on évoque aussi les Juifs réfugiés qui fuient la déportation. Le général français en Angleterre de la première version s’appelle désormais De Gaulle. Il n’est plus fait allusion au patriotisme de l’époque (Marseillaise et chant des maquisards) ainsi qu’à une conception de la France et du Monde qui n’est plus de mise depuis la fin de la guerre et la redistribution du monde entre les deux blocs (Etats Unis et U.R.S.S.). L’Europe se construit petit à petit grâce à la France et à l’Allemagne. Il n’est plus question des « colonies » françaises, pas plus que d’Anglais, Américains ou Russes. On parle simplement des « Alliés » et les noirs américains ne sont plus désignés par le terme de « nègres », aujourd’hui péjoratif.

                  La débâcle française mieux digérée depuis la capitulation de l’Allemagne nazie, il est accordé moins de place et de descriptions au matériel et à l’armement de l’armée d’invasion. On sait que cette suprématie technologique de l’ennemi a surpris, et blessé dans son amour-propre, plus d’un français qui croyait avoir une armée bien équipée et à l’abri derrière la Ligne Maginot. De même, l’auteur se voit obligé de raconter, pour les nouvelles générations, comment fonctionnait un gazogène. Il juge aussi nécessaire de préciser que l’électricité et la surtout télévision n’existaient pas dans le Vercors. En revanche, il modernise cette époque passée en ne parlant plus de la fontaine où s’arrête la voiture pour remplir son radiateur et en équipant la Résistance d’un émetteur radio avec casque.

 

 

Illustration Igor Arnstam

Une simplification des lieux et des personnages

 

                  Comme s’il avait cherché à brouiller les pistes, l’auteur a gommé de nombreuses indications géographiques qui permettraient de situer plus précisément l’action. La version de 1975 est moins riche en noms de lieux (comme Saint-Jean, Romans, Valence, les bords de l’Isère, le bord du Rhône, cités dans la première version). Ainsi, l’action se déroule dans le Vercors, peu importe que cela soit côté Isère ou côté Drôme.

                  Les personnages principaux restent les mêmes, y compris le Pasteur alors que le Vercors a toujours été catholique. On note cependant certaines variantes pour des personnages secondaires. Certains noms, comme ceux de Pierre Renaud et Jules Format, ont été permutés d’une version à l’autre avec parfois une certaine confusion de l’auteur dans la même version. Il en va de même pour la mère Bravais (ou Bravet), le père Monge, la mère Picaut, les Bricards. Ont-ils réellement existé, d’où la permutation ou la modification de leurs patronymes ? L’auteur fait aussi allusion, dans sa première version, à un dénommé Arthaud qui imprimait des tracts pour la Résistance. Faut-il y voir un clin d’œil à la célèbre librairie grenobloise reprise par Benjamin Arthaud en 1924 ? L’association d’un tel nom à l’imprimé, venant de la part d’un auteur voisin de l’Isère ne semble pas inenvisageable. Enfin, on remarquera la permutation des noms sur les camions « Nouvelles Galeries d’Epernay » et « Blanchisserie Moderne de Troyes ». On retrouvera la ville de Troyes dans « La Disparue de Montélimar », écrit deux fois aussi…

 

 

                  « Mon Vercors en feu » est, à nos yeux, un texte primordial dans l’œuvre de Paul-Jacques Bonzon. Pour preuve, sa réécriture à des années d’intervalle, chez deux éditeurs pour la jeunesse différents. Même si les événements et les lieux décrits peuvent nous interroger sur la part de vécu de l’auteur, renforcée en cela par le « je » du narrateur, il faut surtout y reconnaître toute la sensibilité qui le caractérise. A l’image de ses personnages qui mûrissent, Paul-Jacques Bonzon fait mûrir sa pensée. Sur les vestiges de la guerre, il construit le futur d’une jeunesse réconciliée avec ses ennemis d’hier et, sur le premier jet de son texte, il achève une œuvre désormais adulte. Elle pourrait se résumer par cette citation : « Pourtant, au camp nous étions tous égaux. Il n’y avait pas de différence entre les jeunes et les vieux, les ouvriers et les intellectuels. Je trouvais cette fraternité merveilleuse. » (Mon Vercors en feu, version 1975, p. 107-108).

 

Vous pouvez télécharger le tableau de comparaison entre les deux éditions ci-dessous: 

Tableau comparaison "Mon vercors en feu"

 

 

 

 

Les illustrations peuvent être retirées à la demande des ayants droit. 

retour